Le débat fait toujours rage chez les agrégatifs et les thésards en lettres : pour ou contre Sainte-Beuve ? L’affaire ne date pas d’hier. Résumons-la.

Les pro Sainte-Beuve soutiennent que pour bien comprendre une œuvre il faut connaître la vie de l’auteur. Notre avis : ce n’est pas forcément faux. Dans le sillage de Proust, les anti Sainte-Beuve affirment que l’œuvre se tient toute seule, que le « moi social » d’un écrivain n’a rien à voir avec son « moi profond ». Notre avis : c’est à l’évidence vrai.

Dans une de ses Chroniques du hasard, déjà citées ici, Elena Ferrante fait référence à un tableau qui la fascine dans l’église (et musée) Pio Monte della Misericordia à Naples. Cette œuvre, qui représente une nonne, date du XVIIème siècle et n’est pas signée. Tout est là me semble-t-il. « J’ai toujours aimé cette notion d’artiste inconnu » – explique Elena Ferrante. « Elle implique que tout ce qu’il m’est possible de connaître sur la personne qui a réalisé ce tableau, c’est la toile que j’ai sous les yeux. » Elena Ferrante estime ainsi que les options artistiques que le peintre concentre sur la toile, ses transgressions, ses choix de perspective, de traits ou de couleurs, l’expliquent mieux que toutes les biographies.

Il en va ainsi en recrutement qui au fil des années a délibérément effacé le moi « social » des candidats-es sur leur CV. Plus d’adresse postale, plus de situation de famille, de moins en moins de prénoms que remplacent, sur les adresses mails, une seule lettre, consonne ou voyelle. Plus de hobbies non plus, ou alors des notes si générales qu’elles ne disent plus rien, les voyages, le sport, la gastronomie. L’entretien de recrutement est à l’avenant : tout ce qu’il est possible de connaître sur le ou la candidat-e est sous nos yeux, dans ses réalisations, ses comportements qui traduisent ses compétences, sa personnalité. La vie privée, « son moi social », ses parents, enfants, compagnes ou compagnons, toute sa biographie a disparu…

Dans le recrutement, c’est (donc) contre Sainte-Beuve…