le bonheur, c’est de sortir

le bonheur, c’est de sortir

 

On a déjà parlé ici de Blaise Pascal, qui a marqué la littérature française et qui la marque encore.

Il meurt jeune, à 39 ans, laissant dans ses poches les Pensées, somme si actuelle – fragments, flamboiement, fulgurances.

On le compare à Montaigne dont il est proche et lointain. Proche car il pense comme lui que l’homme est faible, incapable d’accéder à la vérité, à la nature, à soi-même – soyons directs : l’homme n’est pas grand-chose. Lointain car Montaigne sourit là où Pascal souffre.

Pascal est donc terriblement actuel. Relisons ceci : « Que l’homme revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à son juste prix. »

Pascal visionnaire ? Pas tout le temps ! « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir rester en repos, dans une chambre. »

Il nous semble que notre malheur actuel vient du postulat contraire. Vivement que nous sortions de nos chambres, de nos repos, de nos cachots. Vivement que nous revoyions des candidat.e.s, des collègues, du monde autrement que par écrans interposés.

Et vivement que nous nous re-trompions (un peu) (beaucoup) (à la folie) sur nous-mêmes !

 

recruter, c’est comprendre

recruter, c’est comprendre

 

Ferdinand Von Schirach est un ancien très bon avocat, devenu un très grand écrivain.

Après Crimes et Coupables, Sanction est son troisième recueil de nouvelles. Elles sont toujours cliniques, elliptiques, saisissantes – comment des individus comme vous et moi peuvent-ils basculer dans l’innommable ? Au prix de quels hasards, malchance, accès de sang noir ? Ferdinand Von Schirach se garde de répondre : ses nouvelles, aussi belles qu’austères, sont pleines de silence ; elles nous parlent longtemps après qu’on les a finies.

Dans l’une d’entre elles, une jeune femme postule dans un grand cabinet d’avocats berlinois. Elle « subit » l’entretien du directeur administratif. Il est précis, méthodique, désagréable. Il lui pose des questions telles que :

  • Qu’est-ce que vous n’échangeriez jamais contre de l’argent ?
  • Quelle question ne souhaiteriez-vous pas que l’on vous pose ?
  • Quelle est la plus grosse erreur que vous ayez commise ?

Seyma (c’est son prénom) est préparée. « Elle répond avec calme et courtoisie. Elle a beau trouver ça ridicule, elle n’en laisse rien paraître. »

Le Doyen du cabinet, « le Vieux », arrive sur ces entrefaites. L’atmosphère change du tout au tout. « Le Vieux » s’intéresse à elle, vraiment. Il l’écoute, vraiment. Il essaie de la comprendre, vraiment. Seyma devient plus naturelle, elle s’ouvre, se confie, elle oublie ce qu’elle avait préparé. Quand le Vieux lui demande pourquoi elle a choisi le droit, elle songe à ce qu’elle a répondu, un instant plus tôt, au directeur administratif (« elle a parlé de fondements de la société, de responsabilité, d’idéal humaniste et d’amour de la justice »). Elle répond : « Je ne veux plus jamais que quelqu’un décide de ma vie. Le droit doit me protéger. »

Seyma est embauchée.

Recruter, c’est ça, rien que ça au fond : écouter, comprendre, partager.

 

le confinement, c’est l’activité

le confinement, c’est l’activité

 

Dans Le monde est clos et le désir infini, Daniel Cohen rappelle les travaux de Benjamin Friedman sur les conséquences morales de la croissance économique. Il n’est pas inutile de s’y replonger en ces temps de crise sanitaire et économique, toutes deux aussi spectaculaires qu’inédites.

En résumé, les grandes périodes progressistes de la vie américaine ont toujours été le fruit d’une croissance économique forte. À l’inverse, les dépressions économiques se sont toujours doublées de replis sociaux, qui ont entraîné l’émergence ou la résurgence de mouvements populistes, racistes (le Ku Klux Klan) ou conservateurs. Il en fut de même en France et en Europe (songeons à la montée irrépressible du nazisme en Allemagne dans les décombres du Krach de 1929).

Une exception toutefois, qui doit nourrir notre espérance de lendemains meilleurs (ils arrivent toujours, c’est un fait) : le New Deal porté par Roosevelt à compter de 1933.

La peur, la dépression, l’ennui ne rendent pas plus productifs. Au contraire. La perte de productivité des gens malheureux est estimée, selon plusieurs études, à plus de 10%. Les salariés heureux sont plus créatifs, plus coopératifs, plus entrepreneurs.

Comment sortirons-nous du confinement ? Pas forcément heureux au vu des bouleversements en cours, mais il sera (il est) du devoir des gouvernements, des entreprises et de nous toutes et tous, salarié.e.s, de nous représenter les conditions du rebond. De vies alternatives ou meilleures. De choix essentiels. D’exercices de volonté et de confiance.

Dans ces temps de confinement, confronté.e.s à nous-mêmes, il me semble que chacun et chacune d’entre nous a ressenti, à rebours de ce qui se dit des Français (pour lesquels le parti pris serait contre et non pour le travail), l’importance, le pouvoir et les rôles de ce dernier. Rôle social. Rôle intellectuel. Rôle de développement. Rôle de réalisation. L’activité partielle est une plaie : soudain, les journées se sont vidées. Soudain, les heures se sont allongées.

La Bruyère a offert à la France du XVIIème siècle un fascinant miroir ; nous nous y reflétons toujours. Il écrivait : « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien y faire. Personne n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps. »

Le confinement, au fond, nous fait aimer ou ré-aimer le travail…

 

se confiner, c’est se préparer à changer

se confiner, c’est se préparer à changer

 

Henry James est un des écrivains les plus élégants qui soient, un styliste hors pair, un expert des âmes et des cœurs dont il a observé, avec une subtilité et une précision d’entomologiste, les méandres, les gouffres et les revirements au long de ses romans et récits.

Peu adepte des conclusions et jugements définitifs, que sa finesse récusait, ses livres « se terminent comme se terminent les épisodes de la vie » écrivait Conrad « avec la sensation que celle-ci avance encore ». Il laisse de la sorte ses lecteurs et ses lectrices, à l’instar de ses héros et héroïnes, en proie aux affres, incertitudes et variations de leur propre existence – les virtualités, les occasions manquées, les fameux « trop tard » jamesien…

Pourquoi parler d’Henry James en plein confinement, tandis que le soleil joue à l’été au-dessus de nos têtes et nous à l’hiver au fond de nos cachots ? Parce qu’il nous revient qu’il aimait classer les individus selon deux catégories, les « Once born » et les « Many times born ».

  • Les premiers, les « Once born », sont tout un. Bloc. Monolithe. Continuum. TGV que nulle rupture de caténaire, nul déraillement ne guetteront jamais.
  • Les seconds, les « Many times born », sont eux soumis à l’air du temps, aux signes des saisons, aux obstacles ou opportunités que la vie sème et sèmera sur leur chemin. Argile et agiles, ils changent, se transforment, se renient, se réinventent – Fregoli ou apostats c’est selon.

Il est légitime de se demander si la situation actuelle, qui impose à chacune et chacun un compagnonnage inédit avec soi-même, ne va pas faire grossir la troupe des « many times born ». Comment sortirons-nous du confinement, dans quel état d’esprit, fortes et forts de quelles résolutions, avides de quels changements ? Et dans quel état trouverons-nous le monde autour de nous, impatient de redémarrer, immobile ou brisé ?

« On ne sait jamais tout de rien » écrivait Henry James. Aujourd’hui, on a l’impression de ne rien savoir de rien. Pourtant, ce même rien doit nous inciter à songer dès maintenant « au(x) monde(s) d’après », « à ce que nous y ferons et comment nous le ferons », en bref « à nos renaissances ou à nos confirmations »…

 

perdre son temps, c’est en gagner

perdre son temps, c’est en gagner

 

Robert Proust, le frère de Marcel, regrettait : « Le malheur, c’est qu’il faut que les gens soient très malades ou se cassent une jambe pour lire la Recherche. »

Question Une (projet ambitieux) :

Profitez-vous de votre temps de confinement pour LIRE la Recherche ?

(ou)

Question Deux (projet très, très ambitieux) :

Profitez-vous de votre temps de confinement pour ECRIRE la Recherche ?

 

Plus personne ne l’ignore : après une vie de fréquentations de salons et de duchesses (qui l’étaient plus ou moins) et de chroniques légères dans le Figaro, Marcel Proust se confine dans sa chambre aux murs couverts de liège et Bim, 13 ans et 3.000 pages plus tard, L’OLNI – A la recherche du temps perdu.

Deux Proust apparaissent dès lors très clairement. Le premier est Marcel, de l’avant confinement. Portrait-robot : dilettante, oisif, cérémonieux, plein de talents laissés en jachère. Le second est Proust, du confinement. Portrait-robot : graphomane, travailleur infatigable, solitaire et… génie,

Question : Marcel a-t-il fait perdre son temps à Proust ?

Réponse : c’est le contraire, mon cher Watson !

 

Les deux Proust, le dilettante et le forçat, n’en forment qu’un dans son œuvre. L’un, qui s’ébattait dans le monde, ludion aux yeux fiévreux et aux manières suaves, a nourri l’autre, qui écrit confiné dans sa chambre. Le reclus est né du mondain, de tout ce qu’il a vu, amassé, compris.

Et nous alors ? Profitons aussi du confinement pour… retrouver le temps perdu… Lisons, écrivons, rappelons-nous l’essentiel – profitons-en pour accéder à une meilleure version de nous-mêmes.

 

Bon confinement !